Pamphlet published by Hazelden (Center City, MN), July 1980; modified from an article that appeared originally in Addictions (Ontario Addiction Research Foundation), Summer-Fall, 1977, pp. 21-41 and 36-57. French translation by Louise Nadeau and Genevieve Proulx.
© 1977 Stanton Peele. All rights reserved.
L'expérience de l'assuétude
Stanton Peele
Morristown, New Jersey
Introduction
Il est naturel de vouloir expliquer ses problèmes et ses états pathologiques par des facteurs extérieurs sur lesquels on n’a aucune prise. On peut ainsi décliner toute responsabilité pour ses difficultés et se libérer de l’angoisse d’avoir à répondre aussi bien de leurs causes que de leurs remèdes. L’angoisse à laquelle on est le plus heureux d’échapper est celle qui provient d’une réflexion pénible faite sur soi alors qu’on s’interroge sur le pourquoi de ce que l’on est et que l’on constate qu’on est bien loin d’être parfait.
L’alcoolisme et les autres toxicomanies (de même que les autres assuétudes, comme nous le verrons) est un domaine où les chances de « fuir la liberté » sont particulièrement grandes. Parce que ces maladies affectent presque tous les aspects du corps, tant physiologiques que psychologiques, nous avons tendance à mal comprendre les façons dont la toxicomanie se développe en nous en réaction à notre environnement. Toutes les données tendent à démontrer que la toxicomanie est une manière de vivre, une façon de faire face au monde et à soi-même, d’interpréter ses expériences, y compris celles qui sont déclenchées par les psychotropes. L’héroïne et l’alcool ont de fait un impact profond sur le corps et sur les sentiments d’une personne ; mais ce ne sont pas ces effets qui en eux-mêmes et par eux-mêmes causent la toxicomanie. C’est la manière d’interpréter les effets d’une drogue et d’y réagir qui est au cœur d’une toxicomanie. Et cette manière dépend de l’attitude de l’individu face à lui-même et à la vie, laquelle attitude est, à son tour, fonction des expériences de l’enfance, de la personnalité et du contexte social.
Si nous refusons d’admettre cela, nous ne parviendrons jamais, comme société, à nous attaquer au problème de la toxicomanie, à freiner ce mal qui continuera de ronger de l’intérieur notre tissu social. Pour mesurer à quel point nos conceptions sont courtes et erronées, il suffit de constater que, malgré les sommes de plus en plus considérables dépensées en soins et en prévention de la toxicomanie, les problèmes de l’alcoolisme et d’une foule d’autres drogues prennent inexorablement de l’ampleur.
L’expérience de l’assuétude
L’assuétude n’est pas causée par un psychotrope ou par ses propriétés chimiques. Elle est rattachée à l’effet que produit un psychotrope sur une personne donnée, dans des circonstances données, un effet recherché qui supprime l’angoisse et qui (paradoxalement) diminue la capacité de l’individu à faire face à la vie, de sorte que toutes les situations anxiogènes de la vie s’aggravent pour lui. Ce à quoi nous devenons assujettis, c’est l’expérience que nous fait vivre le psychotrope.
Les substances les plus asservissantes dans notre société sont, outre les stupéfiants, les barbituriques et l’alcool. Le commun dénominateur de ces psychotropes est non pas leur structure chimique, qui peut varier considérablement, mais cette propriété qu’ils ont tous de réduire l’activité du système nerveux. Ainsi, elles ont pour effet d’atténuer les sensations de douleur ou la perception des difficultés de la vie chez l’individu, tout en le rendant moins capable d’affronter ces difficultés. C’est ainsi que se déclenche le cycle de l’assuétude. En effet, lorsque la personne fait usage de psychotropes pour éviter de faire face à la réalité des choses, elle vient de moins en moins à bout des problèmes qu’elle doit régler, et elle a de plus en plus peur de les envisager. Voilà pourquoi les toxicomanes en puissance se tournent de plus en plus vers les psychotropes pour obtenir les satisfactions qu’ils ne trouvent plus dans la vie, et ce, jusqu’à ce qu’à un moment donné, les principales satisfactions leur viennent du psychotrope lui-même.
C’est à ce moment, arbitrairement établi, qu’on peut considérer qu’ils sont devenus toxicomanes. Dès lors, ils ne considèrent plus les autres aspects de leur vie, qu’ils ont cessé de prendre au sérieux et qui ne leur procurent plus de satisfactions que dans la mesure où ils ont trait à leur assuétude. Les gens, la vie professionnelle, les autres activités n’ont pour eux d’importance que dans la mesure où ils s’opposent ou contribuent à l’obtention de la seule chose recherchée, l’intoxication et la perte de la conscience de soi sous l’effet du produit toxique choisi.
Les personnes qui abdiquent devant les psychotropes sont animées par le sentiment qu’elles ne sont pas suffisamment fortes pour résister et, le pourraient-elles, qu’elles ne méritent pas de le faire. En un certain sens, elles perçoivent l’assuétude comme un juste état des choses. Cette image négative de soi et cette faible estime de soi qui en est la cause sont des facteurs déterminants de ce glissement cyclique vers la toxicomanie. En effet, le toxicomane est celui qui ne se sent pas bien dans sa peau, qui déteste la personne qu’il est. La toxicomanie prend sa source dans la peur qu’éprouve l’individu devant le monde, jointe au sentiment de son incapacité d’y faire face. Quelle que soit sa capacité réelle, le toxicomane pense qu’il est incompétent dans un domaine important de sa vie.
Le toxicomane se réjouit de la possibilité de dissiper son doute et son malaise en s’en remettant à une force, à un pouvoir qui le dépasse. Il va sans dire qu’un psychotrope puissant répond à cette attente. Il y a cependant plusieurs autres structures et mécanismes externes auxquels l’individu peut sacrifier le contrôle de soi.
Des schémas de dépendance
Des chercheurs tels que Charles Winick, Isidor Chein, Louis Lasagna et Richard Blum qui ont fait des études sur les toxicomanes et les personnes qui ont des réactions extrêmes aux stupéfiants ont trouvé chez cette catégorie de gens une forte propension à vivre sous la dépendance non seulement des stupéfiants, mais aussi des institutions et des groupes tels que les hôpitaux, les prisons et les familles. Ainsi, une des étonnantes constatations de Blum est que les narcomanes et les consommateurs d’autres drogues illicites sont plus susceptibles d’avoir déjà eu recours dans le passé à de fortes quantités de médicaments psychotropes que la plupart des gens. Winick a découvert que bien des toxicomanes ne sont capables de se défaire de leurs habitudes que lorsqu’ils sont relégués dans un milieu entièrement institutionnel, comme celui d’une prison ou d’un sanatorium.
Les recherches de Chein font ressortir une contradiction apparente ; bien que les toxicomanes acquièrent une très forte dépendance à l’égard des gens et des institutions, ils sont très portés à recourir à la manipulation dans leurs rapports avec les groupes et les individus. Leurs premières expériences leur ont enseigné qu’ils ne peuvent espérer tirer une satisfaction profonde de leurs relations avec les autres, mais que, par contre, ils peuvent obtenir d’eux ce qu’ils veulent, en ayant recours à des ruses, en se donnant des airs de victime ou en jouant la personne en détresse. Il résulte de là, bien que l’absence d’intimité dans les relations interpersonnelles caractérise les toxicomanes, que ces derniers considèrent les gens qu’ils connaissent comme un prolongement de leur assuétude. Ils exploitent les gens pour s’attirer de la sympathie, extorquer de l’argent, s’approvisionner en drogue, alors qu’ils sont incapables d’obtenir d’eux un sentiment de sécurité et de partage.
La sécurité dans la toxicomanie
Tout comme le toxicomane est, par définition, dépendant (non pas pour avoir pris des psychotropes, mais en raison de sa propension à la dépendance), il est essentiellement passif. En effet, on peut qualifier de passif un comportement qui consiste à se servir d’un élément extérieur à soi pour contrôler sa propre vie. Cette passivité découle également de l’attitude du toxicomane face à la vie : il doute de pouvoir obtenir les résultats qu’il espère, il remet en question sa propre compétence. Comme il ne croit pas que ses efforts puissent être couronnés de succès, il abdique.
Les effets du psychotrope procurent au toxicomane les satisfactions qu’il n’est pas sûr de pouvoir obtenir dans la vraie vie, soit par manque d’assurance, soit par manque de détermination. Les effets d’un psychotrope sont perçus par le toxicomane de deux façons : premièrement, le psychotrope produit un effet instantané et n’exige pas l’effort anxiogène et le temps nécessaire pour réussir sur le plan professionnel ou pour maintenir des rapports durables avec les autres. Ensuite, à supposer que le psychotrope soit administré en quantité suffisante, ses effets sont garantis, en ce sens que le sujet obtient ce qu’il attend. Parce que le toxicomane redoute l’incertitude d’avoir à s’engager dans une tâche et à se mêler aux gens, il est enclin à s’engager dans la toxicomanie qui, elle, est sure.
En quel sens peut-on dire que la toxicomanie est sure ? Le toxicomane est dominé en grande partie par la crainte de l’échec. Or, la personne qui a peur de l’échec est préoccupée par les conséquences néfastes possibles de tout stimulus nouveau ou inhabituel. Au lieu de considérer ces nouveaux stimuli comme des sources possibles de plaisir ou de satisfaction, ou simplement comme des faits de la vie normale, elle préfère éviter les circonstances inhabituelles et les défis. Lorsque cela n’est pas possible (par exemple, dans un laboratoire), cette personne relève le défi en choisissant soit la solution la plus facile soit la plus risquée. Dans un cas comme dans l’autre, l’individu peut se dégager de toute responsabilité par rapport à l’échec prévu, soit en s’en tenant à une tâche qu’il peut accomplir, soit en entreprenant quelque chose de si difficile qu’on ne saurait le blâmer de son échec. Par exemple, dans une expérience qui consistait â remettre à des enfants un ballon qu’ils devaient lancer dans un panier, de n’importe quelle distance qu’ils choisissaient, certains d’entre eux ont fait de cette tâche un jeu personnel, s’éloignant un peu plus du but chaque fois qu’ils lançaient juste. D’autres enfants, qui redoutaient beaucoup l’échec, se tenaient soit juste à côté du but, soit très éloignés de façon à ce qu’ils ne parviennent à viser juste que par un hasard chanceux.
Bien entendu, il serait stupide d’affirmer qu’un enfant – ou qui que ce soit – très préoccupé par l’idée de l’échec deviendra toxicomane. Il existe beaucoup trop d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte. Cependant, il existe un lien certain entre la crainte exagérée de l’échec et la toxicomanie, dans la mesure où c’est souvent l’angoisse qui amène l’individu à adopter la solution la plus sure pour éviter l’échec. Le toxicomane, qui craint le défi ou la nouveauté, choisit soit de rendre les choses aussi constantes et prévisibles que possible, soit de prendre des risques tels que, logiquement, il n’a aucune chance de toujours réussir ou d’aller jusqu’au bout. Il peut sembler étrange que ce soit la sécurité associée au prévisible qui amène le toxicomane à se tourner continuellement vers un psychotrope. Après tout, consommer un psychotrope est un geste dangereux qui a souvent des conséquences désastreuses. Pourtant, ce que le toxicomane recherche dans l’héroïne ou l’alcool, c’est le caractère prévisible de la sensation, l’assurance qu’il obtiendra toujours le même effet. En même temps, la toxicomanie est souvent invoquée pour excuser les échecs ou même pour s’abstenir de faire l’effort nécessaire pour assumer sa vie.
Explication de la tolérance et du sevrage
Comment peut-on expliquer les phénomènes de la tolérance et du sevrage dans cette théorie de la toxicomanie ? Les toxicomanes ne sont à leur aise ni avec eux-mêmes ni avec leur univers. Leur vie n’est pas assez pleine et ils n’éprouvent pas suffisamment d’intérêt pour leur milieu. Ils n’en tirent pas suffisamment de satisfaction pour que la toxicomanie demeure pour eux sans attrait. Cette absence d’intérêt et ce faible degré de satisfaction font que la toxicomanie a de plus en plus de prise sur l’individu, sans que rien ne vienne contrebalancer le besoin de recourir au psychotrope. Tel est le rapport existant entre la tolérance et le genre de vie du toxicomane. Pour ce qui est du sevrage, disons que quand une personne s’est artificiellement forgé un concept d’elle-même et créé un univers moins menaçant par l’intermédiaire d’un psychotrope, le réveil peut être extrêmement brutal, lorsqu’on lui enlève ce paravent et qu’elle se voit forcée de réorienter sa vie et d’affronter une réalité plus pénible qu’elle a longtemps fuie. Voilà pourquoi certaines personnes qui sont vulnérables à l’assuétude et à ses effets, lorsqu’elles sont privées de psychotropes, manifestent des symptômes extrêmes de sevrage total que ne semblent pas éprouver les gens qui sont plus à l’aise avec eux-mêmes.
L’assuétude est le prolongement logique d’un mode de vie et de son interaction avec l’expérience des psychotropes plutôt que l’effet de la composition chimique d’un psychotrope ou l’autre. Il n’existe pas d’origine physiologique mystérieuse au phénomène de l’assuétude : il s’agit-là plutôt d’une évolution organique de la relation de l’individu avec le monde. Pour comprendre chaque cas de toxicomanie, nous devons nous poser la question suivante : « Qu’est-ce que le psychotrope et ses effets procurent à la personne? » Notre réponse sera notamment que le psychotrope occupe le temps d’une personne, structure sa vie, procure un rituel rassurant, donne une identité. Il nous faut ensuite approfondir l’expérience spécifique du psychotrope vécue par le toxicomane et trouver comment et pourquoi celle-ci est rassurante et de quoi elle soulage. Ce n’est qu’en saisissant ces problèmes et en comprenant comment le psychotrope choisi permet à l’individu d’y échapper que nous pourrons saisir la nature exacte et particulière que prend la toxicomanie pour lui.
Le pouvoir, la réussite, la culpabilité et l’assuétude vis-à-vis des sédatifs
Un problème crucial, dont on doit absolument tenir compte lorsqu’on s’intéresse aux sédatifs tels que l’alcool et les stupéfiants, est celui du pouvoir et de la réussite. Dans notre culture, on valorise beaucoup la capacité de contrôler son environnement. Un des principes de base de la conception nord-américaine de la vie est que n’importe qui peut réussir, à condition d’être suffisamment persévérant. Si quelqu’un n’y parvient pas, on présume que c’est en raison de lacunes personnelles.
Fait intéressant à noter : en même temps que le toxicomane, par son comportement même, nie la validité de cette façon de voir en se montrant incapable de poursuivre un objectif autre que l’intoxication, il en demeure victime. Les toxicomanes, en effet, sont des gens qui sont tellement frustrés de ne pouvoir obtenir ce qu’ils recherchent qu’ils ont recours à l’alcool pour oublier les échecs qui les hantent. Et se retrouvant encore moins capables de réaliser leurs désirs, ils en viennent à consommer des psychotropes encore plus souvent. En outre, ils éprouvent de profonds sentiments de culpabilité parce qu’ils ne réussissent pas à accomplir ce qu’ils estiment devoir faire, ou ce que les autres attendent d’eux (lorsqu’ils sont intoxiqués), et ces sentiments aussi les amènent à dépendre encore davantage du psychotrope.
C’est parce que notre culture est si fortement axée sur la réalisation et la responsabilité individuelles que tant de gens ont le sentiment de ne pas être à la hauteur. Par ailleurs, comme nous vivons dans une société de plus en plus institutionnalisée où il devient de plus en plus difficile d’être maitre de son existence, ce sentiment d’impuissance se répand de plus en plus. C’est pour ces raisons que le phénomène de l’assuétude est si répandu dans notre culture et qu’il ne cesse de se propager, parmi les jeunes entre autres qui ne semblent pas suffisamment bien armés pour faire face à la complexité de leur monde.
C’est dans ce contexte que le stupéfiant procure aux usagers la sensation réconfortante qu’ils n’ont plus rien à faire pour améliorer leur existence. Tout va pour le mieux et il ne leur est point nécessaire de s’acharner à régler les problèmes auxquels ils se heurtent ni de s’en inquiéter. La douleur et l’angoisse disparaissent et ils sont assurés d’avoir une certaine prise sur leur univers, du moins pendant un certain temps.
Le machisme de l’alcool
L’alcool ajoute une autre dimension à cette réalité. Dans notre culture, l’alcool et l’intoxication alcoolique sont associés à la virilité et à la puissance. Les blagues que font Ed McMahon et Dean Martin au sujet de la quantité d’alcool qu’ils ingurgitent découlent d’un humour masculin propre à la culture occidentale, qui considère ce comportement comme un symbole de puissance. C’est pour cette raison que les adolescents se préoccupent tant de claironner la quantité d’alcool qu’ils ont bu ou qu’ils peuvent boire. Les activités antisociales associées dans notre culture à l’alcool sont ouvertement liées à la puissance. Par exemple, les querelles (avec d’autres hommes, avec son épouse ou son amie) et l’imprudence au volant sont toutes deux des façons pour l’intoxiqué d’exprimer sa domination destructrice sur les autres.
Songeons au comportement détestable de celui qui, lorsqu’il est ivre, ne peut écouter personne et tient absolument à faire valoir ses opinions à haute voix en répétant sans cesse les mêmes propos : bref le prototype du « raseur » ivre. C’est qu’alors l’homme se libère de ses inhibitions et des doutes qu’il éprouve normalement sur la valeur de ses opinions, sur son droit de les exprimer et le consentement des autres à les entendre. Protégé par l’alcool, il peut donner libre cours à ses idées, à ses attitudes, à sa hargne et à sa colère. Voilà pourquoi la famille de l’alcoolique, sa femme et ses enfants sont touchés de si près par ses habitudes. Car ce sont les seules personnes que l’alcoolique se sent capable de dominer, de faire plier à ses volontés.
Pouvoir personnalisé et pouvoir socialisé
Ainsi, l’un des aspects clés de l’expérience de l’alcool est qu’elle donne à l’individu l’illusion du pouvoir, l’impression de pouvoir diriger les autres. Mais il ne s’agit que d’un contrôle illusoire et, lorsque le buveur excessif émerge des vapeurs de l’alcool, il doute encore plus de l’opinion que les autres se font de lui et de l’importance qu’ils attachent à ses propos, de sorte que boire davantage est la seule issue qui lui reste. La meilleure étude qui ait été faite sur le lien entre l’alcool et le sentiment de puissance est un ouvrage de David McClelland intitulé « The Drinking Man ». McClelland a identifié que, sous l’effet de l’alcool, l’individu est plus susceptible d’avoir des phantasmes de puissance. En outre, l’auteur a démontré qu’en règle générale les alcooliques ont, plus que les autres, besoin d’un pouvoir personnalisé. Selon McClelland, le pouvoir socialisé est l’aptitude à influencer les gens, afin de réaliser des tâches concertées ou de toute façon constructives. C’est là un excellent moyen pour satisfaire le besoin de pouvoir dans notre société. Le pouvoir personnalisé, par contre, suppose une domination directe de l’individu sur les autres. C’est la façon la plus primaire et la moins efficace d’exprimer son besoin de puissance.
McClelland utilise ses données pour expliquer le fait que la majorité des alcooliques dans notre société sont des hommes. Cependant, la théorie vaut également dans le cas des femmes. Sous l’influence de l’alcool, la femme peut se donner l’illusion de mieux maitriser ses rapports avec les hommes ou avec les institutions dominées par les hommes. Il n’est guère étonnant, alors que plus de femmes aspirent à des postes d’autorité et sont moins disposées à laisser aux autres le soin de diriger leur vie, que l’abus d’alcool se répande à un rythme beaucoup plus rapide chez les femmes que chez les hommes.
J’ai essayé de décrire, dans un autre texte, quelles sont les mesures que pourrait prendre la société pour combattre ce qui, comme l’indique le présent article, constitue un problème du ressort exclusif de la société (voir Addiction is a Social Disease). En termes plus simples, la société doit ou créer des institutions plus sensibles à l’influence des individus, de sorte que les besoins de contrôle et de puissance de ces derniers ne soient pas aussi frustrés, ou aider ses membres à devenir plus aptes à prendre en main leur propre vie. Ce sont là des problèmes connexes et, évidemment, les deux mesures sont complémentaires. Ainsi, si les maisons d’enseignement permettent aux enfants de s’épanouir tout en assumant des responsabilités au sein de l’institution, ces derniers sauront mieux comment orienter leur propre vie. Au-delà, les solutions d’un problème social tel que l’assuétude sont aussi difficiles à trouver et portent autant conséquence que les sources mêmes du problème dans la société.
Bien que le fait de considérer l’assuétude comme un phénomène découlant d’une expérience nous permette de mieux comprendre pourquoi les gens ont recours aux psychotropes et comment ils en arrivent à en faire un usage immodéré, il n’y a rien dans cette définition qui réduise la toxicomanie à la seule expérience des psychotropes. C’est ce fait qui a causé tant de confusion chez les théoriciens. Ainsi, plusieurs aujourd’hui considèrent la « dépendance psychique » comme l’élément clé de la toxicomanie. Ce qui échappe à ces chercheurs, c’est qu’il est toujours possible d’établir un parallèle entre le phénomène de l’usage compulsif des psychotropes et d’autres domaines du comportement humain.
Ceci ne revient pas à dire que les psychotropes n’ont pas un effet précis sur ceux qui en prennent. En effet, c’est la raison pour laquelle les stupéfiants et l’alcool sont si souvent associés aux toxicomanies : leur effet sur l’état de conscience et les sentiments est direct. Toutefois, il existe bien d’autres centres d’intérêt et activités qui, pour certaines personnes, sont assimilables au phénomène de la toxicomanie. Cet état de choses est en voie d’être reconnu à un niveau pratique, sinon théorique, au fur et à mesure que les adeptes d’un certain nombre d’activités – il n’y a qu’à songer aux joueurs invétérés, aux boulimiques, aux téléphages, aux « bourreaux du travail » (workaholic), etc. – commencent à être considérés comme des individus vivant une assuétude.
La possibilité de s’absorber
Qu’est-ce qui dans ces activités engendre une assuétude chez certains individus – en fait chez un grand nombre de gens ? Elles ont ceci en commun qu’elles offrent la possibilité de s’absorber en toute sécurité dans une sensation dévorante qui élimine la conscience des problèmes de la vie. Cependant, c’est la personne avec sa personnalité, sa situation, ses motivations, qui convertit une activité en une assuétude. Si quelqu’un considère une activité comme un dérivatif à la douleur (physique ou autre) et y a recours de plus en plus parce qu’il obtient un certain soulagement quand il s’y consacre et éprouve de l’angoisse et de la culpabilité quand il ne s’y livre pas, il deviendra assujetti à cette activité, quelle qu’elle soit.
Imaginons des joueurs invétérés, l’œil rivé sur plusieurs machines à sous, tout occupés à tirer sur les leviers et à ajouter la satisfaction instantanée de voir apparaitre sous leurs yeux les fruits de leurs efforts. Ils ne peuvent penser à rien d’autre, pas plus aux choses qu’ils ne peuvent accomplir pendant qu’ils jouent qu’à l’argent qu’ils perdent. Lorsqu’ils cessent de jouer, leur esprit revient à leur véritable situation et ils éprouvent un sentiment de profond dégout lorsqu’ils songent à tout l’argent qu’ils ont jeté par les fenêtres. Leur seule solution ; retourner jouer dans l’espoir, bien illusoire, de gagner le gros lot.
On pourrait aussi citer l’exemple de l’enfant rivé au poste de télévision dont l’esprit, en proie aux images de l’écran, s’émousse à demeurer entièrement passif. Il existe un certain nombre de cas rapportés par des scientifiques et par des téléspectateurs eux-mêmes faisant état de la désorientation complète qui accompagne la perte du téléviseur : les enfants ne savent plus quoi faire, chaque conjoint se voit obligé de supporter l’autre conjoint ainsi que les enfants, privés qu’ils sont de la présence calmante du téléviseur.
Élargissement du concept d’assuétude
Un lien avec une autre personne ou avec une institution peut aussi se transformer en assuétude. Ce qui m’a poussé à écrire « Love and Addiction », en collaboration avec Archie Brodsky, c’est ma volonté d’élargir le concept de l’assuétude de façon à ce qu’il englobe les rapports amoureux fondés sur la dépendance. Dans la première partie de cet article, j’ai fait allusion aux recherches effectuées par Charles Winick, qui ont montré que certains héroïnomanes parviennent à se défaire de leurs habitudes lorsqu’ils vivent sous la dépendance d’une institution, d’un hôpital ou d’une prison par exemple. Une relation aussi exclusive avec une organisation équivaut en fait à une forme de toxicomanie.
Dernièrement, des cas de « lavage de cerveau » ont fait la manchette : de jeunes adultes ou des adolescents sont pris en main par un groupe (généralement à vocation religieuse) qui les transforme en de véritables automates, en des serviteurs souriants et béats du groupe, entièrement soumis à ses ordres. Pour ces jeunes adeptes (qui, soit dit en passant, ont, dans une grande proportion, déjà abusé des psychotropes), le groupe religieux offre un environnement social parfaitement réglé, qui non seulement s’occupe des problèmes pratiques, mais procure également une certitude sur le plan idéologique. Grâce au culte qu’ils vouent au chef religieux et à l’esprit de bonne entente qui règne entre les adeptes, ces jeunes voient se dissiper leurs doutes et leurs angoisses, et ils sont prêts à sacrifier tous leurs autres engagements et intérêts pour faire durer cet état. Fait intéressant à noter au sujet de cette forme de dépendance : lorsque d’aventure ces jeunes se dissocient du mouvement, ils adoptent à l’égard de ce dernier une attitude aussi négative qu’elle avait été auparavant positive, et ils peuvent le critiquer avec autant de fanatisme qu’ils l’avaient défendu.
La signification personnelle de l’assuétude
Manger est une activité qui illustre clairement le sens personnel d’une assuétude. Il nous faut tous manger. Et cependant, certaines personnes mangent au point de restreindre considérablement, voire d’écourter leur vie. Malgré la souffrance qu’entraine l’obésité, ses effets néfastes sur l’activité physique, sur la vie sociale et professionnelle, et le lien entre l’obésité et les cardiopathies et les accidents vasculaires cérébraux, certaines personnes, sachant très bien qu’elles se font grand tort en mangeant trop, semblent ne pouvoir rien faire pour contrôler leur poids.
Pour bien saisir la dynamique de cette forme d’assuétude, prenons l’exemple de l’enfant à qui ses parents ont appris à considérer la nourriture comme une récompense et donné des habitudes de manger pour s’autogratifier et pour soulager son angoisse. À mesure qu’il grandit, il s’aperçoit que son obésité est un état qui le rend moins attirant aux yeux des autres et qui fait qu’il se sent mal dans sa peau. Son obésité en vient à faire partie de l’image négative qu’il a de lui-même et à lui rappeler constamment et en le désolant qu’il n’est pas une « bonne » personne. Et cependant, en l’empêchant de pratiquer les sports ou en lui valant d’être rejeté par ses égaux, manger demeure son seul refuge.
Devant une véritable boulimie, nous pouvons comprendre jusqu’à quel point il est difficile de rompre avec toute assuétude. Le boulimique qui s’empiffre est semblable à l’alcoolique qui se met à abuser de l’alcool : poussé par un dégout de soi et un sentiment de culpabilité de plus en plus prononcé, il va jusqu’au bout, au-delà de la satisfaction. Les boulimiques vivent des problèmes et des sentiments d’angoisse qui les amènent à dépendre davantage de la nourriture, ce qui, en retour, aggrave leurs problèmes et leurs angoisses – voilà la parfaite illustration du cycle de l’assuétude. Si les boulimiques, comme les alcooliques ou les autres toxicomanes, parvenaient à se maitriser pendant une journée ou plusieurs jours ou semaines, ils n’en seraient pas moins obèses et pas moins tentés de renouer avec leur assuétude. Pour réussir à se désintoxiquer, ils devront en quelque sorte rompre entièrement avec leurs anciennes habitudes, souvent avant même que de nouvelles habitudes gratifiantes n’aient la chance de s’installer. Voilà pourquoi bien des méthodes mises au point pour traiter les boulimiques s’avèrent efficaces pour lutter contre n’importe quelle assuétude. Je me propose de décrire certaines d’entre elles dans les dernières parties de cet article.
Les caractéristiques de la non-assuétude
Si nous admettons que l’assuétude peut surgir dans n’importe quel genre d’activité, nous devons aussi reconnaitre qu’aucune activité – y compris la consommation de psychotropes – n’est nécessairement assujettissante. Ce qui fait qu’une activité n’engendre pas l’assuétude, c’est le pouvoir qu’a l’individu de la contrôler et de l’intégrer au reste de sa vie. Autrement dit, la personne doit savoir à quel moment s’arrêter pour ne pas se faire de tort, ce qui nous ramène à ce qu’on pourrait appeler les caractéristiques de la « non-assuétude ». Les gens qui ont une vie bien remplie résistent assez facilement à l’assuétude ; ils n’ont pas l’illusion qu’un seul objet puisse les combler. Autrement dit, si les gens ont des centres d’intérêt auxquels ils tiennent, il y a moins de risques qu’une activité destructrice les domine, parce qu’il y aura d’autres activités et d’autres personnes qu’ils ne voudront pas sacrifier. Les gens ont besoin de se sentir bien dans leur peau pour ne pas vouloir consciemment se faire du tort ; ils ont besoin d’une certaine fierté pour ne pas vouloir perdre le contrôle de leur vie, tant dans leur propre intérêt que dans celui des autres. Il leur faut s’accepter eux-mêmes pour pouvoir combattre les sentiments de culpabilité et d’angoisse qui sont au centre du cycle de l’assuétude. Enfin, ils doivent être en mesure de reconnaitre leurs problèmes de façon à pouvoir s’y attaquer avant qu’ils ne prennent des proportions qui détruisent la vie.
Quand y a-t-il assuétude?
Vu que n’importe quel type d’activité peut engendrer l’assuétude, nous devons disposer de moyens nous permettant de vérifier quand il y a effectivement assuétude. De la description que j’ai faite de l’assuétude se dégagent certaines caractéristiques qui peuvent nous servir de critères à cette fin.
1. L’assuétude est un continuum. Étant donné qu’il n’existe aucun mécanisme physiologique distinct qui déclenche une assuétude, nous ne pouvons la considérer comme un phénomène de tout ou rien. Le fait que l’assuétude est un continuum sous-tend tous les autres critères de celle-ci, en ce sens que tout demeure relatif, plus ou moins vrai pour un cas donné, selon qu’il relève plus ou moins de l’assuétude. L’imprécision de cette classification ne doit pas nous surprendre : on la retrouve dans tous les comportements. Notre erreur au sujet de l’assuétude a été de penser qu’il s’y trouvait quelque chose de plus – ou de moins – que dans tout ce que fait d’autre un être humain.
Jusqu’ici, j’ai décrit des assuétudes totales causées par les psychotropes ou d’autres substances. Ces cas « idéaux » sont en fait des cas extrêmes... En réalité, il est rare que quelqu’un consacre toute sa vie à une assuétude, telle que je viens de la décrire. Par exemple, les clochards ne représentent qu’une petite partie des problèmes liés à l’alcool aux États-Unis et au Canada ; de même, il y a de nombreux membres des groupes Weight Watchers qui ne sont pas fortement obèses. On peut dire en ce sens qu’une assuétude totale est l’équivalent pathologique d’une dépendance physique d’un psychotrope et qu’une personne peut être plus ou moins atteinte, selon que cette habitude contrôle plus ou moins sa vie.
Comme je l’ai indiqué, une personne peut être prédisposée à l’assuétude à un moment précis de sa vie où elle se sent particulièrement vulnérable ou impuissante. Par exemple, des personnes ne consomment pas de psychotropes dans certaines situations, mais sont attirées par ces mêmes produits en d’autres circonstances. Le cas de cet homme qui m’avait affirmé que son problème d’alcool ne faisait surface que lorsqu’il rentrait chez lui le soir et retrouvait sa femme et sa famille. Au bureau, avec un associé, le travail l’absorbait au point que jamais il ne ressentait ne fût-ce que la tentation de boire. Amener cet homme à faire face à son assuétude, après avoir fui le problème durant toute une vie, à chercher pourquoi il se sentait mal à l’aise quand il retrouvait sa famille au foyer, serait une tâche extrêmement difficile. Cette situation nous rappelle celle du « bourreau du travail » (workaholic), qui se sent tellement dépassé par ses relations personnelles intimes qu’il se consacre uniquement à son travail, négligeant ainsi ce qu’il a déjà du mal à affronter.
2. Une assuétude détourne la personne de tous ses autres centres intérêt. Lorsqu’on cherche à vérifier si une activité expose l’assuétude, on doit voir si elle a des effets néfastes, si elle diminue la personne, lui enlève ses moyens et mine son existence. C’est manifestement le cas des habitudes telles que l’abus de la nourriture, l’usage du tabac, de l’alcool, des psychotropes, qui nuisent à la santé et peuvent même entrainer la mort. Cependant, il arrive que les effets ne soient pas aussi directs ou évidents. Au cœur de la notion d’assuétude, il y a l’idée d’un rétrécissement de l’horizon de la vie qui finit par se concentrer tout entier sur l’objet de l’assuétude.
Ceci nous amène au critère principal de l’assuétude. On peut dire qu’il y a assuétude à partir du moment où une activité ou une habitude détourne l’attention de l’individu des autres secteurs de sa vie, de telle sorte qu’il est moins apte à traiter quoi que ce soit d’autre, et à s’y intéresser. Rendue à ce point, une activité devient une assuétude. Quand l’individu ne peut plus s’occuper de rien ni tirer quelque satisfaction de quoi que ce soit d’autre (ou sans s’y reporter, constamment), on peut dire qu’il y a une assuétude pleinement développée. Évidemment, à un certain stade, seul l’individu peut dire, dans quelle mesure exacte il y a un facteur qui lui gâche l’existence. Et voilà pourquoi, en dernière analyse, seul l’individu peut mesurer l’assuétude et y remédier.
3. L’assuétude n’est pas une expérience agréable. L’assuétude supprime la peine. Les gens y ont recours pour des motifs négatifs – peur, angoisse, culpabilité, malaise – qui sont atténués momentanément par le produit toxique ou par l’activité. Même si l’objet ou le produit toxique ont déjà procuré une sensation de plaisir, celle-ci a disparu depuis longtemps lorsque le sujet est assujetti à l’assuétude. L’euphorie que peuvent procurer des psychotropes tels que l’alcool, l’héroïne ou les barbituriques consiste à se sentir soudainement libéré de toute préoccupation. C’est pour cette raison que le toxicomane se soucie peu de la qualité ou de la nature de la substance qu’il absorbe (par exemple, le gout de la boisson alcoolique). Tout ce qui l’intéresse, ce sont ses effets intoxicants. Les assuétudes par lesquelles on cherche à anesthésier sa peine ont beaucoup en commun. Le toxicomane ne les recherche pas pour leurs effets positifs. Ainsi, lorsque le plaisir constitue la motivation première, il n’y a pas d’assuétude ; par contre, lorsque la peine ou la peur motivent la personne, il y a assuétude.
4. L’assuétude est l’incapacité de choisir de ne pas faire quelque chose. Des caractéristiques et des critères de l’assuétude déjà énumérés, nous pouvons déduire que l’individu n’est pas en mesure de se décider à rompre avec une habitude lorsque celle-ci commence à lui faire du tort ou cesse d’être agréable. Divers facteurs sur lesquels il n’a aucune prise le poussent au contraire à continuer dans la même voie jusqu’à ce qu’il soit physiquement incapable d’aller plus loin ou jusqu’à ce qu’intervienne une force extérieure qui l’en empêche. Un autre critère découle de ce qui précède ; l’individu est-il à même de faire un choix par rapport à une occupation, peut-il en toute franchise affirmer que, dans certains cas, il peut refuser de prendre le psychotrope ou de se livrer à l’activité en question ? Existe-t-il pour lui d’autres activités auxquelles il tient et qui peuvent parfois le détourner de son habitude ? Lui arrivera-t-il de ne pas recourir à sa « drogue » dans des circonstances qui normalement le commandent ? Peut-il se dire « Ce n’est pas bon pour moi. Je vais réduire la dose » ? La réponse à ces questions est « Non ». La personne qui reçoit un certain nombre de stimulus récurrents réagira toujours de la même façon et fera toujours le même choix. En d’autres termes, elle n’a pas de choix : l’assuétude, c’est cela.
La dépendance à l’égard du traitement
La théorie de l’assuétude considérée comme une expérience et le fait que des personnes peuvent avoir des rapports d’assuétude avec des institutions éclairent par surcroit un phénomène intéressant : la thérapie d’une assuétude peut elle-même devenir une assuétude. De quelle façon ? Si la thérapie individuelle ou de groupe avait pour objet de refaire les individus à son image, en commençant par leur enlever tout ce sur quoi reposait leur ancienne identité, elle pourrait alors tout simplement exiger d’eux qu’ils se définissent dorénavant uniquement en fonction d’une nouvelle force extérieure : le groupe de thérapie. Pour la personne qui subit pareille assuétude, toute expérience serait filtrée à travers la perspective de la thérapie ; toute activité, y compris l’interaction avec les autres, s’articulerait autour de la thérapie et l’identité personnelle serait totalement indissociable du fait d’être en thérapie ou de faire partie d’un groupe de thérapie. Il serait impossible de supprimer une dépendance aussi totale sans risquer que l’individu ne retombe immédiatement dans la toxicomanie.
Les personnes victimes de cette assuétude pourraient passer tout leur temps à parler de leur assuétude précédente, de sorte qu’elles n’auraient des contacts qu’avec les personnes ayant vécu le même genre d’expérience, c’est-à-dire très probablement avec d’autres membres de leur groupe. Elles pourraient se sentir constamment poussées à assister à des séances de thérapie ou à des réunions, qui structureraient leur vie et leur donneraient une raison d’être. Si l’individu commence à vivre sous la dépendance de la thérapie ou du groupe, il pourrait refuser d’admettre que toute autre approche peut être efficace en matière d’assuétude. Dans de tels cas, les individus ne feraient pas face à eux-mêmes et à leurs habitudes de manière à modifier la base de l’assuétude dans leur vie. Toujours en proie à la peur, au négativisme, à la passivité et à la dépendance, ils ne feraient que tomber sous le contrôle d’une autre force.
Comme les groupes de thérapie diffèrent tellement les uns des autres, même quand ils portent le même nom, de même que les rapports des individus avec ces groupes, il est absolument impossible d’affirmer qu’une approche thérapeutique puisse engendrer l’assuétude, tout comme il est impossible de déclarer qu’une substance donnée cause nécessairement l’assuétude. Évidemment, toutefois, il existe des groupes qui, avec leur approche totalitaire, répondent à ma description. Un grand nombre de ces groupes obtiennent énormément de succès dans la mesure où ils détournent leurs membres de leurs anciennes habitudes. En fait, si l’on considère à quel point il est difficile de lutter contre toute forme d’assuétude, ces groupes comptent peut-être parmi les rares forces qui réussissent de façon assez constante à combattre l’usage des psychotropes. Cependant, à long terme, ces organisations ne sont pas des mécanismes efficaces pour diminuer la toxicomanie dans la société, parce que, dans bien des cas, ce n’est pas tant le problème de l’assuétude qui les intéresse que l’élimination de l’usage de tel ou tel psychotrope.
La nécessité d’une réorientation personnelle
C’est ici que ressurgit la question controversée : est-ce que le toxicomane peut de nouveau faire usage de la substance à laquelle il était assujetti ? La réponse est « non », si l’assuétude est encore là. Mais l’assuétude n’est pas nécessairement perpétuelle. Il y a des gens qui en guérissent, même s’ils sont rares, et si la méthode est ardue. Si l’on part du principe que l’assuétude est incurable, on doit alors conclure que, dans l’ensemble, le problème des toxicomanies ne diminue pas dans notre société.
Il y a bien d’autres considérations qui viennent compliquer le problème. D’un point de vue pratique, il est préférable que les membres de notre société vivent sous la dépendance d’un groupe plutôt que d’un psychotrope, surtout si celui-ci est illégal. Ils sont mieux acceptés par la société, ils ont plus de chances de garder un emploi et se font physiquement moins de tort. De plus, une dépendance totale à l’égard du groupe de thérapie peut constituer une étape que doit franchir l’individu pour acquérir davantage d’assurance, un genre de mécanisme de désintoxication qui permet d’attaquer les problèmes de vie qu’il a avec lui-même, avec les autres, ou au travail, etc. En pareil cas, vivre sous la dépendance de la thérapie peut être un élément essentiel de la « réémergence » totale de l’individu. Pour ce qui est de la pertinence pour une personne qui déjà été toxicomane d’essayer de renouer avec son ancienne habitude, « Pourquoi prendre ce risque ? » L’alcool, les cigarettes et l’héroïne ne sont pas indispensables pour vivre pleinement. Aussi, s’il y a quelque danger de rechute, il peut être sage de ne pas user du produit toxique, surtout si l’on tient compte de toutes les conséquences désagréables associées un psychotrope illégal tel que l’héroïne. Cependant, cette attitude n’est pas en soi un remède à l’assuétude, surement pas dans le cas de la boulimie, où il est impossible de pratiquer une abstinence totale. Mais, je le répète, l’abstinence seule ne peut guérir une assuétude : il faut qu’elle s’accompagne d’une réorientation personnelle.
Lorsque la thérapie devient paralysante
À partir de quel moment dépendre de la thérapie devient-il préjudiciable et répond-il au critère premier d’assuétude ? Lorsque la thérapie réduit l’existence de l’individu au point que ce dernier ne peut plus parler qu’avec ses compagnons ex-toxicomanes, tout comme un grand nombre de toxicomanes qui n’ont plus de contacts qu’avec des toxicomanes. Lorsque, de peur de s’exposer de nouveau l’assuétude, l’individu diminue ses activités qui n’ont pas directement trait à la thérapie. Lorsque la thérapie s’arrête à un stade et devient ainsi permanente ou semi-permanente. Une dépendance aussi forte à l’égard de la thérapie ne se justifie que dans la mesure où elle dispose l’individu à revenir à une existence pleine. Lorsqu’il en va autrement, lorsqu’après plusieurs années le membre du groupe continue de consacrer tout son temps à des séances et à des réunions de thérapie, on peut dire que la dépendance à l’égard de la thérapie est devenue une forme d’assuétude paralysante.
Le grand problème des thérapies qui visent à investir toute la vie d’un individu, ne serait-ce que temporairement, c’est qu’elles ne conviennent qu’à certaines personnes. En fait, si l’on s’en tient à ma description des gens qui en viennent à céder à l’assuétude, on constate qu’un groupe totalitaire exercera sur eux le plus grand attrait. En effet, il leur en coute très peu et ils trouvent très rassurant de devoir renoncer à leur individualité pour se laisser absorber par une institution ou par un groupe. Et ce sont peut-être des gens vulnérables qui éprouvent le plus le besoin d’une solution aussi draconienne. Pourtant, comme nous l’avons vu, le problème de l’assuétude ne concerne pas uniquement les toxicomanes avoués. Il existe de multiples formes de dépendance, même à l’égard des psychotropes. D’où le besoin de groupes qui soient ouverts, diversifiés et souples, pour répondre aux besoins d’une clientèle plus difficile à caractériser, qui a moins besoin de tout sacrifier pour participer à la thérapie et qui est moins disposée à le faire.
Ce genre de thérapie, qui existe pour l’alcool (moins fréquemment cependant pour d’autres psychotropes), et qui est très demandée lorsqu’il s’agit de l’abus de la nourriture, du tabac, du jeu, ou d’autres assuétudes tolérées par la société, permet à la personne de suivre son traitement tout en continuant d’entretenir des relations avec les individus ou groupes qu’elle connaissait auparavant. Cette thérapie vise à ce que la personne se comporte différemment dans ces atmosphères, avec ces gens, voire au milieu des activités mêmes qui engendrent la dépendance. En fait, ces personnes non seulement restent en contact avec leur famille, leurs amis et leur milieu de travail pendant le traitement, mais elles peuvent intégrer à leur thérapie tous ces éléments de leur vie afin d’améliorer les rapports qu’elles ont avec eux. Elles peuvent, dans le cas de l’alcoolisme, se fixer comme objectif de continuer à prendre de l’alcool, mais avec modération. Rappelons que cette approche plus ouverte ne réussit pas dans tous les cas : il s’agit d’une solution valable pour les gens dont le degré de dépendance n’est pas très élevé ou qui acceptent mal l’idée d’une immersion totale dans un milieu thérapeutique. Il est surtout important de noter qu’il n’y a rien dans la nature de l’assuétude qui justifie l’interdiction d’une telle approche.
Une approche inutile
Il existe, par ailleurs, des façons d’aborder le problème de l’assuétude qu’une meilleure connaissance du phénomène écarte ou rend inutiles. Malheureusement, ce sont les voies que des administrations publiques semblent privilégier. Le docteur Peter Bourne, bras droit du président Carter pour la question des psychotropes, a récemment déclaré que le gouvernement américain n’accorderait pas la priorité à la question de l’usage du tabac et de l’alcool, et qu’il s’emploierait plutôt à empêcher l’entrée au pays de la cocaïne et de l’héroïne. Que peut-on reprocher à cette politique ? D’abord, il se dégage d’une série d’études réalisées par le gouvernement que, par le passé, elle a donné des résultats lamentables. Il est, en effet, impossible d’empêcher d’entrer en Amérique du Nord ne fût-ce qu’une petite partie de l’héroïne provenant de l’Asie et de l’Amérique latine. Lorsque les autorités américaines sont parvenues à le faire dans une région limitée, comme à Détroit, l’exploit s’est surtout soldé par une recrudescence du crime, par suite de la montée du prix de la drogue. L’exemple le plus éloquent, cependant, est tiré d’un récent rapport du National Institute of Drug Abuse, selon lequel les courbes de la consommation de psychotropes seraient extrêmement élastiques. En d’autres termes, les consommateurs d’héroïne traversent des périodes volontaires ou involontaires d’abstinence selon que le produit est disponible ou non, et ils optent facilement pour des substituts de l’héroïne lorsqu’elle se fait rare.
Cela n’est guère étonnant, compte tenu de ce que l’on sait de l’assuétude aux psychotropes. L’histoire nous apprend que, lorsqu’un psychotrope couramment utilisé devenait difficile à trouver, il était remplacé par un autre. C’est ce qui s’est produit au début du siècle : lorsque les opiacés sont devenus moins accessibles aux usagers de la classe moyenne, un bon nombre parmi eux sont devenus alcooliques ; quand les provisions d’héroïne venant d’Europe ont été réduites pendant la Seconde Guerre mondiale, les usagers sont passés aux barbituriques, et ainsi de suite. Il en a toujours été ainsi et il le sera toujours, car l’assuétude est un problème de personne et non pas de psychotrope. Et les gens qui sont accoutumés à un psychotrope trouveront toujours une autre substance autour de laquelle gravitera leur vie.
La société : principal mécanisme « assuétogène »
Si nous nous nous préoccupons d’éliminer les sources d’approvisionnement illicite de narcotiques et de proclamer les dangers de chaque nouvelle drogue pour une période donnée (colle, Quaaludes, PCP), nous perdons de vue ce que nous devons réellement faire pour réduire l’assuétude. C’est peut-être pourquoi nous nous enfargeons si facilement dans les discussions sur la chimie relative et la symptomatologie d’une drogue par rapport à une autre. Si le gouvernement ou d’autres programmes correctifs omettent de noter que l’assuétude est un problème qui émane de la personne et de la société, que pour lutter contre une assuétude généralisée, nous avons besoin de solutions qui s’attaquent aux problèmes fondamentaux de la façon dont les enfants sont préparés à s’adapter à leur environnement, et que l’assuétude ne disparait pas quand il est plus difficile de se procurer une drogue ou une autre, alors nous ne réussirons jamais à nous attaquer au problème de l’assuétude. Tout ce que nous avons besoin pour nous en convaincre est d’examiner l’abus excessif d’alcool chez les adolescents américains en lien avec leur apparente absence de but et de confiance dans leur avenir.
Aux États-Unis, où l’on a toujours lutté avec plus de vigueur qu’ailleurs contre l’héroïne, on enregistre les taux les plus élevés d’héroïnomanie au monde. En fait, ces pays qui ont soit emprunté nos méthodes ou dont nous nous sommes mêlés des affaires internes (dont le Canada, la France et l’Italie) ont uniformément constaté une hausse du taux de dépendance aux stupéfiants. Si on ajoute aux stupéfiants la gamme de substances consommées aux États-Unis, la toxicomanie a progressé de façon constante depuis le début du siècle, au point de faire dire à certains qu'elle est devenue le principal problème de société et de santé de notre nation.
En persistant dans nos fausses conceptions de l’assuétude, nous ne faisons qu’accélérer des tendances déjà très prononcées vers un accroissement de l’assuétude à toutes sortes de psychotropes. Que l’on songe à la publicité faite à la boisson, non seulement par les médias, mais aussi par l’exemple de personnalités connues. Que l’on considère qu’au moment où de plus en plus de gens ont du mal à réprimer leur envie de s’adonner au jeu (on compte de six à neuf-millions de joueurs invétérés), un nombre croissant de gouvernements décident de légaliser et de promouvoir le jeu. Tout cela ne fait que montrer comment l’assuétude prend sa source dans notre société elle-même. Dans un article que j’ai écrit en collaboration avec Archie Brodsky (Addictions, hiver 1976), intitulé « Addiction is a Social Disease », nous avons montré que la société est le principal mécanisme « assuétogène » (générateur de toxicomanie).
Le mythe de la méthadone
Avant d’en venir à certaines approches curatives susceptibles d’intéresser l’individu atteint d’assuétude, je voudrais citer un dernier exemple qui prouve par l’absurde que nous comprenons mal le sens de l’assuétude. Il n’y a pas longtemps, on a appris que le plus important investissement jamais fait par le gouvernement américain pour traiter la toxicomanie, un programme de 50 $ millions axé sur la méthadone, s’est révélé un échec. L’équipe des spécialistes qui a lancé l’idée de la cure d’entretien à la méthadone, les docteurs Vincent Dole et Marie Nyswander admettent que, au mieux, cette entreprise a donné peu de bons résultats. Elle a donné des résultats là où on pouvait compter sur des conseillers dévoués, des malades motivés et des programmes solides axés sur la connaissance de soi, sur l’apprentissage d’un métier, bref, dans des circonstances où tout traitement, y compris un programme d’entretien à l’héroïne ou encore de sevrage complet, aurait les meilleures chances de réussir.
Le programme axé sur la méthadone est la plus récente d’une longue série d’initiatives visant à résoudre le problème de la toxicomanie par la création d’un nouveau psychotrope. Comme effort déployé pour régler un problème complexe à l’aide d’une solution externe très simple, ce programme illustre le penchant de notre société pour l’assuétude, qui est encouragée par ceux-là mêmes qui sont censés y remédier. L’une des grandes préoccupations des pharmacologues depuis le début du siècle a été de trouver un analgésique puissant qui remplace la morphine sans engendrer la dépendance. C’est à ce titre qu’au début l’héroïne a été introduite sur le marché, tout comme l’ont été les sédatifs synthétiques (barbituriques) et les stupéfiants synthétiques (Demerol). C’est au U.S. National Research Council’s Committee on Drug Addiction qu’a été confiée cette tâche impossible de 1929 à 1941. Et voilà que nous avons maintenant la méthadone à laquelle nous avons « habitué » un grand nombre de gens. Elle est aujourd’hui bien cotée sur le marché noir de la drogue et bien des toxicomanes la considèrent comme leur psychotrope préféré.
Si nous avions compris les leçons du passé, il ne nous serait jamais venu à l’esprit que la méthadone pût guérir la toxicomanie ou, encore, ne pas entrainer l’assuétude. L’expérience nous apprend que n’importe quel psychotrope qui a un puissant pouvoir calmant et qui émousse la sensibilité de l’individu sera utilisé dans le sens de l’assuétude. L’effet analgésique obtenu constitue l’expérience même autour de laquelle se crée l’assuétude.
Il n’y a pas de remède miracle
Nous ne pouvons ici qu’esquisser les orientations que doit prendre une cure de l’assuétude et certaines techniques qui peuvent être utilisées à cette fin. Chose certaine, la toxicomanie ne se guérit pas facilement. La recherche d’un expédient, par exemple d’un remède magique, tient du désir de simplifier la vie qui est à l’origine même de la toxicomanie. Quand on a affaire à un toxicomane invétéré, on ne peut espérer extirper les racines de la toxicomanie sans changer le schéma d’adaptation de ce dernier. La toxicomanie est un problème existentiel, fondé sur un sentiment d’insuffisance, et nul palliatif ne saurait venir à bout d’un problème de cette envergure.
C’est pour cela qu’ont été créées des communautés thérapeutiques qui prennent complètement en charge les sujets et qu’on peut considérer comme l’un des rares types de traitement systématique des toxicomanes invétérés profonds. Ces communautés peuvent aborder avec l’individu des questions essentielles, telles que l’idée que l’on se fait de soi, la capacité d’être à l’aise dans ses rapports avec les autres, la compétence dans son métier, et l’aptitude à assumer sa vie et ses actes. Il faut dire cependant que reconstruire une personnalité est une entreprise très hasardeuse. La question primordiale est de savoir si un tel traitement donnera aux individus une version modifiée de leur personnalité originelle ou les modèlera à l’image de leur groupe. Cette question en amène une autre : s’agit-il de préparer l’individu à affronter le monde extérieur ou à demeurer au sein de la communauté thérapeutique ? Les groupes et les organisations sont plus ou moins conscients de ces questions ; ils réussissent plus ou moins à réintégrer le client dans le monde, par-delà le groupe de la thérapie.
L’héroïnomanie et l’alcoolisme ne sont cependant que la pointe de cet iceberg qu’est le phénomène de l’assuétude. Ne porter attention qu’aux personnes dominées par ces assuétudes non seulement est injuste, mais détourne aussi notre attention d’autres importants problèmes individuels et sociaux. S’attaquer à des assuétudes qui sont moins évidentes – soit parce qu’elles sont moins graves, soit parce qu’elles sont plus tolérées – est une politique qui comporte ses difficultés propres. Dans bien des cas, parce que ces assuétudes attirent moins l’attention sur les individus, ceux-ci peuvent expliquer plus facilement leur comportement compulsif et destructeur. Les alcooliques et les narcomanes ont, dit-on, de la chance à certains égards : ils ont été contraints de regarder en face certains aspects de leur propre personne et des gens qui les entourent, alors qu’on laisse les autres passer à côté de ces choses toute leur vie, souvent au prix de conséquences déprimantes.
Lorsque Kenneth Cooper a entrepris ses travaux sur les bienfaits physiologiques des exercices « aérobiques » tels que la course, il a constaté que les militaires qu’il utilisait comme cobayes avaient tiré profit du programme de façon étonnante. La plupart de ces hommes avaient adopté pendant leur service militaire des modes de vie sédentaire, et beaucoup souffraient d’embonpoint, buvaient trop et fumaient régulièrement. Dans bien des cas, ils ont été amenés, par le biais de la course, à équilibrer leur régime alimentaire et à réduire, voire à éliminer, leur consommation de psychotropes. Sur le plan psychologique, ce changement s’est traduit de la façon suivante : ils ont commencé à bien se sentir dans leur peau et à se rendre compte que leurs anciennes habitudes étaient incompatibles avec les efforts qu’ils faisaient pour rester en santé.
L’enfant peut résister à l’assuétude lorsque sa perception de lui-même élimine ses habitudes autodestructrices. La personne qui n’a pas acquis cette attitude pendant son enfance doit faire un double effort pour l’acquérir à l’âge adulte. Un programme de course est un moyen d’y parvenir. Voilà un exemple d’activité dont les effets immédiats et à court terme ne tardent pas à s’étendre au respect et à la maitrise de soi.
Le « saut » de la foi
Celui qui s’engage dans un programme axé sur le changement doit accepter l’alternance de temps forts et de temps faibles. Les victimes de l’assuétude qui se mettent à la remplacer par des rapports nouveaux avec le monde prennent quelques petites décisions qui ne suffisent guère, au départ, à étayer la nouvelle identité. Ils font le « saut » de la foi en s’engageant sur une route dont ils ne peuvent entrevoir l’aboutissement que dans un avenir nébuleux. Pour ne pas dévier du chemin qu’ils ont pris, ils ne doivent jamais perdre de vue l’image de la personne qu’ils aspirent à devenir. En même temps, ils doivent anticiper les satisfactions que leur moi nouveau tirera en travaillant à faire reconnaitre les progrès graduels réalisés en cours de route. Un thérapeute ou d’autres sujets engagés dans des luttes analogues peuvent sans doute leur apporter ce soutien et cette reconnaissance. Cependant, l’individu doit être le premier à se rendre compte de ses propres progrès.
Quand on essaie de s’améliorer, on traverse toujours des périodes d’abattement et de découragement en constatant qu’on ne progresse pas comme on l’espérait. Ce sont là les phases cruciales de la lutte contre l’assuétude. On doit s’attendre à des rechutes et les accepter calmement pour ne pas sombrer dans le désespoir et abandonner la lutte. Les thérapies conçues pour les boulimiques insistent sur ce principe : si quelqu’un fait une entorse à son régime, il ne doit pas s’abandonner à ce sentiment de culpabilité qui le pousse à un accès de gloutonnerie. Une faute est une faute, rien de plus, rien de moins. Et l’individu doit être le premier à faire des concessions, si cela l’aide à ne pas s’écarter de la ligne de conduite générale.
À mesure que la manière de vivre d’une personne change, celle-ci entre peu à peu dans la peau de son nouveau personnage. Les anciennes habitudes compulsives font place à des comportements nouveaux, plus constructifs ; l’individu en pleine transformation tire de la vie des satisfactions véritables. En tant qu’ex-toxicomane, il doit prendre garde de ne pas retomber dans ses anciennes habitudes. Il y a des situations dans lesquelles des ex-toxicomanes ne pourraient jamais se trouver sans qu’il y ait risque de rechute. Nous faisons ici allusion au fait de se trouver en compagnie de gens, tels un conjoint ou un membre de la famille, dont le comportement déclenche le cycle de l’assuétude. Cet aspect de la thérapie commande la prise de graves décisions au sujet des rapports avec les autres : prendre des distances à l’égard de certaines personnes, ou encore couper tout simplement les ponts avec elles. Il se peut aussi que les anciens toxicomanes aient besoin de se tenir loin de certaines activités ou de certaines substances qui provoquent chez eux une réaction extrême pour toutes sortes de raisons. Pour les obèses, il peut s’agir d’aliments riches en sucre qui provoquent une « fringale de sucre » en même temps qu’un profond sentiment de culpabilité.
Guérir une assuétude est une entreprise à la fois sans détour et extrêmement difficile. Il n’existe pour réussir aucune potion magique et aucun mécanisme miracle : il s’agit de rien de moins que de réorganiser des zones entières de la vie de l’individu ou à certains égards de tous ses aspects. L’assuétude est au cœur même de la vie, en même temps qu’elle lui est contraire. L’assuétude est une façon de fuir la vie, de se diminuer, qui est non seulement inutile, mais, en dernière analyse, destructrice. Bref, tout ce qui exalte la vie combat l’assuétude, et une existence pleine et féconde offre la meilleure garantie possible contre l’apparition ou la résurgence de l’assuétude. Enfin, la lutte contre ce phénomène est un processus sans fin. Personne n’arrive à être entièrement à l’abri de l’assuétude, pas plus qu’on ne peut se vanter d’en être totalement libre dans tous les aspects de sa vie.
Une habitude qui a dévié
Toute personne aux prises avec l’assuétude dans certains aspects de son existence peut avoir besoin d’une réorientation radicale. Ceci est vrai aussi bien du buveur aux prises avec des accès répétés que de celui qui ingurgite des doses massives de stimulants ou de tranquillisants, de celui qui a des fringales de nourriture, de l’alcoolique hospitalisé pour une cure de désintoxication ou de celui qui est arrêté pour usage d’héroïne. Il se peut que, dans ces cas, des programmes globaux d’intervention soient moins justifiés ou moins adaptés. Il faut alors prendre les éléments clés des traitements de l’assuétude qui ont donné de bons résultats, les démythifier et les rendre accessibles à chacun sous une forme appropriée.
Pour nous libérer de l’assuétude, nous devons apprendre à nous aimer et à nous respecter, à composer avec notre milieu et à nous en faire respecter. Lorsque nous parlons de la perception de soi et de l’assurance que nous pouvons avoir d’être en mesure de faire face à la vie, tout en nous attirant l’estime et l’amour des autres, nous abordons l’assuétude d’une façon globale. Toutefois, nous devons aussi regarder l’assuétude par l’autre bout du télescope, c’est-à-dire la considérer comme une habitude qui a dévié et qui a dépassé l’individu. En abordant les choses sous cet angle, nous pouvons mettre au point un programme de « thérapie du comportement » adapté à nos propres besoins, basé sur ce que nous savons des motifs qui nous poussent à l’assuétude et des facteurs qui la déclenchent. Pareille analyse exige un examen de conscience pour découvrir les points sur lesquels nous achoppons, une honnêteté totale à l’égard de nous-mêmes pour découvrir ces situations qui nous effraient.
Fort d’une telle autoanalyse, l’individu peut commencer à modifier les schèmes autour desquels s’articule sa vie et qui engendrent l’assuétude. À titre d’exemple, mentionnons la découverte d’Henry Jordan de l’Université de Pennsylvanie : les obèses ont tendance à manger dans toutes les pièces de la maison plutôt que de se limiter à la salle à manger et aux heures des repas. Par conséquent, la première chose que doit faire l’obèse, c’est de s’astreindre à ne manger qu’à heure fixe, au moment où il s’attable, prépare et prend un véritable repas. Ces premiers pas que doit faire l’individu pour rompre avec ses habitudes assujettissantes ont nécessairement un caractère artificiel, mais celui qui commence tout juste à maitriser son comportement doit commencer par là. Pour dépasser ce stade, il devrait non seulement faire d’une alimentation plus saine sa seconde nature, mais aussi se poser des questions plus fondamentales, par exemple sur ce qui le pousse à avoir recours au comportement d’assuétude pour régler ses problèmes, ou sur ce qui le rend anxieux.
Pouvoir choisir
Est libre d’assuétude celui qui est capable de choisir comment répondre à un ensemble de stimulus. Il doit pouvoir échapper au lien direct entre le fait d’être exposé à une certaine situation et le retour automatique à son assuétude. Certains groupes, pour lutter contre le tabagisme, ont utilisé une méthode qui donne cette liberté de choix. Ils demandent au fumeur de remplir une petite fiche de pointage chaque fois qu’il songe à fumer une cigarette. Si la satisfaction escomptée ne dépasse un niveau quelconque – mettons 3 sur une échelle de 10 points – le fumeur doit mettre de côté la cigarette jusqu’à ce que la cote s’élève. Petit à petit, on demande au fumeur d’élever le seuil au-delà duquel il peut se permettre une cigarette, jusqu’à ce qu’il en arrive à pouvoir abandonner complètement cette habitude. Cette méthode utilise plusieurs caractéristiques de l’assuétude, entre autres le fait que l’on n’a pas recours à l’assuétude par plaisir. Elle laisse au toxicomane le temps de prendre conscience de ce fait et de se maitriser au moment décisif où la plupart du temps le toxicomane s’abandonne.
Plus que des façons de combler un vide
Les assuétudes servent à combler des vides dans la vie de l’individu, et en particulier, à remplir les temps morts. Évidemment, si la principale façon de passer le temps consiste à manger, à fumer, à boire ou à consommer d’autres psychotropes ou à fréquenter des endroits où l’on se livre à l’une de ces activités, il faut trouver d’autres activités pour remplacer le foyer de l’assuétude. Les passetemps, d’autres centres d’intérêt ou dérivatifs reliés au travail peuvent servir à engloutir l’envie de s’adonner à une forme d’assuétude. Cependant, pour que cette substitution devienne permanente – et là encore nous touchons au niveau global de la perception de soi et des rapports satisfaisants avec le monde – l’activité devra être plus qu’un « bouche-trou », de façon à ce que la personne ne regarde pas continuellement l’horloge pour vérifier si elle a consacré suffisamment de temps à ce qu’elle considère comme une corvée.
L’assuétude est une source puissante encore qu’illusoire de satisfaction, et tout ce qui est censé la remplacer doit également procurer des satisfactions importantes ; remplissent cette condition les centres d’intérêt qui nous rendent contents de nous-mêmes et qui font ressortir nos capacités d’une façon qui provoque une reconnaissance de la part des autres. Nous prenons ainsi conscience de notre propre valeur, conscience qui est renforcée par le respect et l’admiration des autres. Les activités qui vérifient l’ensemble de ces conditions deviennent les assises de notre existence, et elles nous aident même dans les moments de faiblesse, à résister aux attraits de l’assuétude, qu’il n’est pas facile de vaincre.